La revue Temps Critiques a produit nombre de textes sur le sujet et nous allons tenter de répondre ici à l’argumentation critique qu’elle a élaborée dans un article intitulé « Dans les rets du RIC », article qu’il est indispensable de lire pour comprendre ce qui va suivre.
Le texte, anonyme, débute sur la difficulté à réaliser une union des luttes, en affirmant que le refus du mouvement de négocier n’a pas facilité les choses. Cette question semble plus compliquée qu’un unique refus. Les Gilets Jaunes n’ont pas refusé de négocier mais ce sont plutôt les représentants de l’État qui ont refusé les conditions formelles de négociations (en premier lieu, l’enregistrement des négociations qui est pourtant une condition démocratique qui devrait être systématisée. Le refus du gouvernement de ces conditions jette d’ailleurs un soupçon sur les méthodes de l’État : pourquoi refuser l’enregistrement ? Y aurait-il des éléments à cacher ?). De plus, nombreux ont été les groupes locaux qui ont rencontré les élus de leurs territoires. Par conséquent, il est hasardeux de lier la difficulté du mouvement à s’étendre avec ce supposé refus de négociation (« la difficulté qu’a le mouvement à s’étendre sur cette base »).
Les échecs de la « jonction » avec le monde syndical ou les lycéens tiennent à des raisons complexes. Ainsi le mouvement lycéen s’est-il quasiment écroulé sur lui-même en particulier – mais pas que – du fait d’une répression policière particulièrement brutale. Pour ce qui est des syndicats, il convient de rappeler que les difficultés à la jonction viennent d’abord des directions et non de la base et que localement, malgré tout, cette jonction se produit parfois. Mais alors pourquoi cette attitude des directions syndicales ? Il n’est possible ici que de procéder par hypothèses pour le moment mais gageons qu’une revendication telle que le RIC n’aide effectivement pas à l’union. Pourquoi ? Parce que le RIC est, dans son essence démocratique, une remise en cause de la forme usuelle de la revendication syndicale. Pourquoi ? Parce qu’avec le référendum, le peuple sort d’une logique de droits pour entrer dans une logique politique. Qu’est-ce à dire ? Le droit est ce que le dominé demande au dominant pour se protéger de sa férocité. Or la revendication syndicale se cantonne quasi-exclusivement au droit : droit à un salaire plus élevé, droit du travail, droit au travail, droit à des aides, à diverses protections, etc. L’entreprise est une structure foncièrement anti-démocratique et le syndicat est l’appareil qui, greffé à cet anti-démocratisme, permet d’adoucir la condition de la main-d’œuvre exploitée. Le RIC ne se situe pas sur ce plan. Il est le moyen d’aller bien au delà de la seule revendication de droits. Il est un processus de prise de décision. C’est tout-à-fait différent ! Ce faisant, il se situe sur un autre plan que l’action syndicale : on ne quémande plus de droits à nos maîtres, on prend des décisions à l’égal d’eux. Nous touchons peut-être ici à la raison majeure de la suspicion des centrales syndicales vis-à-vis des Gilets Jaunes : le RIC est un retour au politique et c’est toute une tradition de contestation qui est alors remise en cause. Il y a probablement aussi là une explication de la difficulté de la jonction avec tout autre groupement (lycéens, étudiants, stylos rouge, et autres coordinations). En effet, l’embarras pour les autres groupes sociaux à se joindre au Gilets Jaunes vient certainement du fait que les mentalités sont forgées sur des bases républicaines, c’est-à-dire gouvernementales, de demandes de droits par des revendications stabilisées. Les Gilets Jaunes et leur RIC, par le fait qu’ils prônent un retour au politique depuis longtemps déserté par la tradition occidentale, ne rentrent pas dans les cases de la contestation habituelle, ils n’en reprennent pas les codes. Il y a effectivement ici un avant-gardisme qui ne facilite pas la convergence, comme l’affirme Temps Critiques.
Il n’est qu’à voir la levée de boucliers que provoque encore la sortie d’Étienne Chouard sur le RIC qui rendrait obsolète la manifestation. Il s’agit certainement d’une parole malheureuse car il y a fort à parier au contraire que le RIC, s’il advenait, accroîtrait les antagonismes déjà présents dans la société et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il est une façon d’arracher une parcelle de pouvoir à l’oligarchie. Imagine-t-on qu’elle se laissera faire ? Que même une fois le RIC instauré, elle ne défendrait pas ses intérêts de la façon la plus extrême ? De plus, au delà encore de ce problème, le RIC exacerberait au contraire les débats dans la société, les rendant certainement plus intelligents puisque reliés à une prise de décision politique, il impliquerait donc une responsabilisation de chacun.
Bref, ce mot de Chouard mériterait un plus ample débat mais le fait est qu’il lui est beaucoup reproché. Pourquoi ? Souvent parce qu’il remet en cause l’idée même de manifestation ! Il y a dans certains milieux de gauche et syndicaux aujourd’hui une sorte de fétichisation de la manifestation, comme si elle était une fin en elle-même. Or, elle n’est jamais que la forme de protestation des populations soumises à la forme gouvernement. Or, tout gouvernement élu est anti-démocratique1 . Par conséquent, on voit ici des groupes de gauche et les syndicats critiquer Chouard et le RIC parce qu’il est une remise en cause des habitudes de contestation républicaine. Cette critique n’est que l’expression du rétrécissement considérable de l’horizon mental opéré par l’ordre social actuel et est un indice des immenses difficultés qu’il va y avoir à rassembler une population marquée par la domination et l’idéologie oligarchique, une population qu’on a tellement désespéré sur l’humain qu’elle ne parvient plus à concevoir la vie en dehors du Léviathan.
Temps Critiques voit le RIC comme une sorte de « sésame ouvre-toi », c’est-à-dire une revendication fourre-tout qui ouvrirait toutes les portes une fois son mystère exposé. L’auteur imagine là le RIC reposer sur une croyance magique qui permettrait de faire l’économie d’un débat sur son fond. Pour répondre à cela, rappelons d’abord la richesse des débats qui se tiennent sur les ronds-points, débats qui, par leur lucidité, n’ont souvent rien à envier à la qualité des propos d’amphithéâtres universitaires et indiquent la grande finesse d’esprit qui règne dans les strates inférieurs des classes moyennes et dans les classes populaires (il faudrait une étude pour clarifier cela mais il s’agit certainement des catégories les plus représentées sur les ronds-points. Notons également que les parties les plus désorganisées du prolétariat semblent bien peu présentes). Rappelons également qu’il ne saurait y avoir de « divulgation de ses principes » puisque le RIC est encore à formaliser (ainsi en va-t-il du droit de vote que Temps Critiques aborde en fin d’article). Or, le problème ici est que le peuple est seul. Il est privé de moyens dans une société où tout est étatisé et où l’État est l’outil des classes dominantes. En grande partie désorganisé par l’absence de toute structure sociale capable de l’aider à formaliser cette revendication (il n’y a en effet plus de communautés dans une société française où règne désormais l’anomie), le peuple des Gilets Jaunes est aussi cible du mépris d’une partie importante de la petite-bourgeoisie intellectuelle. Or, dépossédé par le système scolaire et l’appareil économique des moyens de production intellectuelle nécessaires à la formalisation du RIC, habité par un manque de confiance en soi caractéristique de strates qui subissent le joug des classes dominantes, le peuple des ronds points a besoin d’aide, de l’aide d’individus qui sauraient l’aider à formaliser le RIC. Non pas l’écrire à sa place, mais juste organiser cette procédure complexe de rassemblement des idées, dans la plus grande honnêteté. Ce dont a besoin le peuple des ronds points, ce n’est pas de quolibets mais de bienveillance, de coopération et ce parce que sa cause est noble : l’avènement d’une démocratie. Toutes les énergies sont les bienvenues, y compris celles des intellectuels. Cette coopération se doit d’être intelligente pour que personne n’écrase l’autre. Souhaitons que cela soit possible au plus vite car le mouvement s’enlise dans une routine démobilisante.
Ce projet est majeur car n’est-ce pas la démocratie qui, seule, est en mesure de sauver ce monde en chute libre ? Temps Critiques, à travers cet article, a-t-il bien saisi l’ampleur de ce qui se joue quand il écrit que « le RIC ne peut en effet rien contre le patronat, les licenciements, la fixation des revenus autres que le salaire minimum. C’est cette lutte-là qui serait délaissée au profit de la lutte contre la corruption, la prévarication, le revenu trop élevé des députés […] » ? Pourquoi imaginer que la démocratie s’arrêterait aux portes du mode de production ? Les révolutions modernes ont porté les marchands au pouvoir. Pourquoi la démocratie ne pourrait-elle pas leur reprendre ? Il semble, au contraire, que ces sujets seraient également soumis à la souveraineté du peuple et du coup, nous pouvons nous prendre à rêver la fin du mode de production actuel ! Pourquoi ne pas imaginer rendre l’entreprise démocratique, d’en changer les propriétaires ? Pourquoi ne pas imaginer la fin du salariat ? De tels changements provoqueraient une modification radicale dans la technologie et notre façon de produire et il y a certainement là la clé (certainement la seule !) pour résoudre le problème de la catastrophe écologique : la seule façon de venir à bout des causes de ce désastre en cours, c’est la démocratie. Bien sûr, cela ne se ferait pas du jour au lendemain car nous revenons de loin mais finalement, en 1936, nous n’étions pas si loin d’un tel changement avant la trahison du Front Populaire et de la CGT ! Il est dommage que les marches pour le climat – dont on aimerait bien comprendre les raisons pour lesquelles elles ne sont pas polluées par les Black Blocks – n’aient pas réalisé ce point.
Globalement, on voit que Temps Critiques a quelques doutes sur le degré de conscientisation des Gilets Jaunes quand il indique que nombre d’entre eux « ne doutent pas de l’intelligence de leurs dirigeants politiques (ou patronaux) ». Cela est certainement vrai pour une partie d’entre eux mais pas tous, loin de là, puisqu’une large frange a conscience du fait que l’oligarchie sait et poursuit son agenda coûte que coûte, malgré le malheur qui se répand. De plus, si tant est que cette critique sur le niveau de conscience des Gilets Jaunes soit vraie, de quoi est-elle le signe si ce n’est qu’il est dur, pour une population qui subit sans cesse, de conscientiser les racines du mal ? Nous ne pouvons qu’être admiratifs de la capacité du peuple à, malgré tout, malgré la publicité, malgré l’école, malgré les divertissements télévisés, malgré l’industrie culturelle en général et ses films et musiques qui, tous, dirigent les esprits vers l’insignifiance, nous ne pouvons qu’être admiratifs de la capacité populaire à résister intellectuellement, à continuer à se dire qu’il y a quelque quelque chose d’anormal et à chercher quoi. Cette démarche est timide, réservée, parce que pleine de doutes et en cela, pleine de dignité. Ses maladresses ne sont que le signe que ce peuple a besoin d’aide. Le RIC, par la participation signifiante qu’il entraînerait, faciliterait la prise de conscience et grandirait l’intelligence politique collective. L’oligarchie l’a bien compris et s’arc-boutera jusqu’au bout contre un RIC qui dessert l’injustice de l’ordre qui la maintient. En cela, le fait que « le RIC ne relève que d’un raisonnement technique (ce serait un outil) de résolution des problèmes et non pas un principe politique de l’identification des problèmes à résoudre » n’est pas un vrai problème car la démocratie produira ses effets qui sont globaux : dans son principe, le RIC est heuristique et les questions et autres prises de conscience naîtront progressivement. C’est pour cela qu’il est source d’angoisse pour les classes dominantes à l’image de leur représentant, Édouard Philippe, qui affirmait le 25 janvier 2019 : « le RIC me hérisse ».
Ce supposé manque de conscience politique fait d’ailleurs écrire à Temps Critiques qu’il faudrait poser la question de la compétence des experts qui seront utiles pour le guider dans ses décisions, en indiquant que la notion n’est jamais questionnée. Si le RIC devait advenir – et il le doit – il semble difficile d’imaginer se passer des services de ceux qui possèdent la connaissance dans tel ou tel domaine. Cela est une question compliquée. Le fait que la place des experts ne soit pas questionnée dans la procédure du RIC tient aux difficultés de formalisation que nous évoquions plus haut. Nous avons un peuple que la domination sociale et le salariat maintiennent dans des tâches de plus en plus absurdes, un peuple que toutes les stratégies de domination éloignent de la réflexion, il n’est pas anormal qu’il éprouve alors toutes les peines du monde à imaginer ce que serait les outils de son émancipation ! Mais encore une fois, avec le RIC, les perspectives sont tellement intéressantes ! Nous savons, par de multiples exemples, que la démocratie permet d’agréger de la connaissance et améliore la réflexion. Tout le monde aurait à y gagner. Callon, Lascoumes et Barthe écrivent : « […] il est possible de donner la parole au peuple, n’ayons pas peur de ce mot, sans pour autant plonger dans l’irrationnel ou l’obscurantisme. Le peuple parvient même à produire un effet de clarté que les experts, empatouillés dans leurs savoirs et leurs intérêts professionnels, n’arrivent pas à produire. »2
Tout le monde a à gagner à la démocratie. Le savoir, en voie d’effondrement dans cette civilisation décadente qui est la nôtre, s’en trouvera revigoré. Quel plus beau projet pour des intellectuels que celui du RIC des Gilets Jaunes ? Nous sommes bien loin ici de « l’acte individuel » qu’imagine Temps Critiques, au contraire ! Le RIC redonnerait ses lettres de noblesse à la politique et au débat qui, enfin, porterait à conséquence ! Le scenario ici présenté peut sembler un peu optimiste mais l’histoire nous enseigne que le partage des savoirs, leur libération, enrichi l’ensemble de la société3 ! « L’acte individuel » ne serait que le dernier moment du processus démocratique dans lequel se tiendrait un espace démocratique à l’abri des médias bourgeois qui permettrait de fonder un monde commun, pour parler comme Arendt, en restaurant le politique, ce qui ne manquerait pas d’engendrer une société nouvelle, avec de nouveaux rapports sociaux ! Voilà le « mystère [de] celui qui vote « mal » aujourd’hui [qui] votera « bien » demain » résolu. Celui qui « vote mal » aujourd’hui sera rendu intelligent par la société politique qui émergera et restaurera ses capacités d’animal politique.
Évidemment, au regard de telles perspectives, on ne peut que se demander pourquoi l’État laisserait-il le RIC advenir. Le questionnement de Temps Critiques est ici pertinent. Le RIC est la première marche de la reprise du pouvoir par le peuple qui est le pouvoir constituant par excellence et qui doit destituer progressivement les pouvoirs constitués de la république qui ne sont plus légitimes à l’heure qu’il est. La répression féroce qui s’abat sur les Gilets Jaunes atteste du fait que même l’oligarchie, dans toute sa médiocrité, a compris ce fait. Le combat pour la démocratie qui s’annonce pourrait être impitoyable. Le mouvement des Gilets Jaunes perdurera-t-il assez longtemps pour le mener ? Nul ne le sait. En cela, l’époque est à la fois terrible et passionnante.
Jacques Roure
1 Sur cette question, Aristote écrit : « Je veux dire, par exemple, qu’il est considéré comme démocratique que les magistratures soient attribuées par le sort et comme oligarchique qu’elles soient électives […]. » Aristote, Les politiques, IV, 9, 1294b4
2 Michel Callon, Pierre Lascoumes, Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain – essai sur la démocratie technique, éditions du Seuil, 2001, pp.162-163.
3 Il faut ici se pencher sur les propos d’Arendt et de Vernant sur l’avènement de la polis entre le VIIIème et le VIIème siècles avant Jésus Christ. La démocratisation des connaissances entraîna une impressionnante floraison de personnalités hors du commun et de talents à cette époque. Voir Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévi, 1983, p.256 et Jean-Pierre Vernant, Les origines de la pensée grecque, Paris, P.U.F., 2013, p.58.